CHAPITRE XX
Je n’entrerai pas dans tous les détails de ce qui suivit.
Pflat se montra très coopératif. Il ne tarda même pas à me prendre en amitié, comme il l’avait fait avec Luigi et ses compagnons. Il se montra même plus ouvert qu’il ne l’avait jamais été avec eux.
Mais, dès le premier jour, se posa un problème terrible que j’avais perdu de vue dans la fièvre des événements. Il s’agissait pourtant du problème même qui avait motivé notre expédition.
Pflat me dit :
— Je suis prêt, vous le voyez bien, à mettre à votre disposition toutes les ressources de mon esprit. Mais il faudra que nous fassions vite, car je ne durerai pas longtemps…
— Que voulez-vous dire ? fis-je.
Mais j’avais déjà compris.
— C’est vrai ! m’exclamai-je. Vous ne recevrez plus votre nourriture mentale…
— Je mourrai de faim, oui, de cette faim-là, me dit-il avec le plus grand calme. Pour subsister, il nous faut nous alimenter ainsi, non pas tous les jours, mais au moins une fois tous les huit ou dix jours… Je l’ai fait avant-hier, en utilisant la canalisation spéciale qui aboutissait à la résidence où j’étais confiné. Dans huit jours, je commencerai à avoir faim… Dans quinze jours, j’aurai horriblement faim… Oh ! la mort ne survient pas aussi vite que lorsqu’on est privé de boisson ou de nourriture ordinaire… Mais on s’affaiblit graduellement… Les idées deviennent confuses. Le cerveau réagit de plus en plus mal… Au bout de trente-cinq à quarante jours, c’est la fin… Je ne pourrai guère vous être utile que pendant trois semaines ou un mois… Mais pensons à autre chose… Travaillons…
Il montrait un grand détachement à l’égard de sa propre personne et de son propre sort.
Pour le nourrir de la manière ordinaire, nous avions une petite provision de frlap, la bouillie jaune. Mais au bout de cinq jours elle fut épuisée. Il pensa que toutefois il pourrait assimiler sans troubles nos propres aliments. Il en goûta plusieurs. Ses préférences allèrent à une bouillie faite avec du riz et des flocons d’avoine. Son organisme supporta très bien cette alimentation.
Dans le laboratoire de l’astronef, nous nous livrions sur lui – et avec son concours – à un travail intense. Nous faisions toutes sortes de tests et d’examens auxquels il se prêtait sans la moindre réticence. Il apportait même souvent des suggestions intéressantes.
Mihiss me fut d’un grand secours, car dans bien des cas, pour faciliter les communications avec lui, j’avais recours à la télépathie, et il se prêtait à de telles expériences sans réserve. Il les sollicitait même parfois. Je pus ainsi faire le tour de son immense esprit et y découvrir mille choses dont je sentais que de toute façon elles seraient très utiles à notre propre civilisation.
Les physiciens – et parmi eux Luigi – travaillaient avec lui sur le problème de la navigation dite « instantanée ». Il leur en avait exposé les principes extrêmement complexes, et qu’ils eurent beaucoup de mal à comprendre. Mais ils y parvinrent. Je ne suis pas physicien. Il me serait donc difficile de vous donner de grandes précisions. Sachez seulement que ce mode de navigation dans l’espace repose sur l’utilisation de certaines radiations qui avaient disparu de la planète Rrfac après la catastrophe. Les voyages ainsi réalisés ne sont pas rigoureusement instantanés, mais ils le sont pratiquement dans les secteurs visibles de la galaxie. On parcourt en une minute des distances qui, avec le mode de navigation le plus perfectionné que nous connaissions – dans ce que nous appelons l’hyperespace – demanderaient plusieurs jours. L’espace est encore plus complexe et mystérieux que nous ne l’imaginions.
Je n’insisterai pas sur ce point. Car je puis d’ores et déjà vous dire que nous n’avons pas pu remettre en action le procédé dont usaient les Bomors.
Au bout de huit jours, je demandai à Pflat :
— Comment vous sentez-vous ?
Je n’avais pas osé lui reparler de ce qui nous préoccupait tous, et il avait eu la discrétion de ne pas en reparler lui-même.
— Je commence à avoir un peu faim, me dit-il, mais c’est moins sensible que si j’étais encore sur ma propre planète et, en tout cas, cela ne me gêne pas du tout pour le moment.
Dès lors, je le questionnais chaque jour. Il me répondait :
— Ça va… Ne vous inquiétez pas pour moi…
Le voyage, je l’ai déjà dit, demandait quinze jours. Sur Urfa, nous n’avons passé que quelques heures pour alimenter les moteurs et nous ravitailler. Cinq jours plus tard, nous atteignions la Terre. En grand secret. Pflat fut transféré jusqu’à l’institut de recherches. Il n’avait pris aucune nourriture mentale depuis vingt-deux jours. Quand il fut installé dans l’appartement qui lui avait été réservé, je lui demandai une fois de plus :
— Comment vous sentez-vous ?
— Je me sentirais horriblement mal si j’étais encore sur ma propre planète. Je ne sais pas à quoi cela tient, mais la faim que j’éprouve n’est pas encore aussi sévère qu’elle devrait l’être… Ce qui ne veut pas dire, loin de là, que je sois en bon état. Il s’en faut… Mais je crois que je pourrai encore tenir une quinzaine de jours…
Il ajouta avec un pâle sourire :
— Vous avez une bien belle planète, et qui me semble remarquablement aménagée… Et je garde l’espoir que vous pourrez résoudre le problème qui nous préoccupe avant que je ne sois tout à fait à bout… Voyez-vous, Georges, j’ai beaucoup réfléchi depuis que je suis parmi vous… Ma race est plus intelligente, et en tout cas possède un savoir et des moyens beaucoup plus étendus que la vôtre… Mais, au fond, nous étions déjà en décadence avant que la catastrophe ne nous frappât. Nous vivions sur notre acquis… Nous étions heureux. Nous nous laissions vivre. Nous ne cherchions plus. Nous nous ankylosions. Vous êtes, je le vois bien, non seulement très intelligents, mais entreprenants, dynamiques, curieux… Peut-être réussirez-vous là où nous avons échoué…
Ces compliments me firent d’autant plus plaisir qu’ils me parurent justes. Mais le temps pressait terriblement. À l’institut de recherches, où nous disposions de moyens infiniment plus puissants que ceux qu’avait pu nous offrir le laboratoire de l’astronef, les travaux reprirent dans la fièvre. D’autres savants vinrent se joindre à nous, notamment le professeur Haslan, qui avait été mon maître. Mais les jours passèrent sans apporter le résultat escompté. Et je finis par m’apercevoir que Pflat commençait à baisser terriblement. Il ne se plaignait pas. Mais sa déchéance intellectuelle devenait visible de jour en jour.
Je m’en entretins avec Luigi et les humanoïdes.
— Je ne fais que penser à cela depuis une semaine, me dit Luigi. J’allais t’en parler. Il ne faut pas hésiter. Il faut le nourrir…
— Le nourrir ?
— Oui, le nourrir mentalement… Je suis volontaire…
Je réfléchis un instant.
— Ce sera affreux, dis-je. Un horrible supplice…
— Affreux ou pas, c’est le seul moyen de le sauver. Je te répète que je suis volontaire…
— Eh bien ! moi aussi, je le serai…
— Mihiss est prête elle aussi à faire ce qu’il faudra… Et Sarahor… Seule Mra s’y refuse, non par haine, mais par crainte.
Quand je fis part à Pflat de notre décision, il se montra ému à l’extrême, mais refusa.
— Non, dit-il. Je ne veux pas vous imposer de telles souffrances.
Mais il finit par se rendre à nos raisons. Il nous indiqua lui-même comment construire l’appareil nécessaire. Ce fut fait dans la journée. De l’épreuve elle-même que nous eûmes à subir, je ne dirai rien, sinon quelle fut sévère. Mais dès qu’elle fut achevée et que nous eûmes repris des forces, nous pûmes constater que Pflat avait retrouvé sa vitalité première.
Ce fut lui qui, le lendemain, m’apporta les suggestions qui finalement devaient nous mener sur la voie d’une solution.
— Je crois, me confia-t-il, qu’un trait de lumière vient de me traverser l’esprit. Je vous ai déjà dit, n’est-ce pas, que depuis que nous sommes partis la faim avait été plus longue à venir que si j’avais été sur ma propre planète. J’ai pensé qu’il y avait une raison, et je l’ai cherchée. À mon sens, cela ne peut provenir que de la nourriture – non pas mentale, mais matérielle – que vous me donnez… Elle doit contenir des éléments qui n’existent pas sur ma planète, et qui doivent fortifier le cerveau… Cherchons donc dans cette direction…
Nous avons cherché ensemble et nous avons trouvé.
Nous avons découvert que certains corps chimiques, qui non seulement sont nécessaires à notre propre organisme mais qui, comme le phosphore, jouent un rôle dans le bon fonctionnement de notre cerveau, n’existaient pas sur la planète Rrfac. Pflat ne les connaissait absolument pas. Il est infiniment probable – et ce fut en tout cas une hypothèse qu’il partagea avec nous – que sur sa propre planète, dès les origines de la vie, la nutrition, et précisément à cause de cette carence, revêtit cette forme double qui devait prendre par la suite des aspects si complexes.
Il restait à prouver que les Bomors, avec une alimentation normale convenable, pouvaient se passer de leur nourriture « mentale ». Nous avons fait toutes sortes d’essais, à base de phosphore et d’autres produits. Ce ne fut pas aussi simple – vous vous en doutez – que j’ai l’air de le dire. Mais au cours des semaines qui suivirent, Pflat n’éprouva plus la faim « mentale » dévorante qui l’avait torturé au cours de la première partie de son séjour à l’institut, et nous n’eûmes pas à nous sacrifier de nouveau pour le nourrir de cette façon-là. Il fallut encore de longues semaines pour mettre le « régime » tout à fait au point. Mais déjà nous avions construit, sur les indications de Pflat, un appareil émetteur à ondes « forlkrafs » qui lui avait permis d’entrer en communication avec ceux de sa race. Il leur avait fait part de ce qui lui était arrivé et de ce qu’il avait fait avec nous depuis qu’il était parmi nous.
— Mon message, nous dit-il, a causé là-bas de la stupeur. Mais il a suscité le plus grand intérêt et les plus grands espoirs. On nous attend avec impatience.
Quand il se fut vraiment avéré que nous avions trouvé la solution, une nouvelle expédition fut organisée, dont je pris également le commandement. Nous avions prévenu les Bomors qu’il nous serait désormais aisé de leur procurer les produits vitaux qui leur manquaient, et que nous pourrions le faire dans l’avenir même pour une population infiniment plus importante que celle à laquelle ils étaient réduits. Pour eux, nous remplacerions les Brlists, mais sous une autre forme, et beaucoup plus simple.
Quatre astronefs furent cette fois équipés pour le voyage.
Nous sommes partis le 20 décembre. Luigi, sa femme Mihiss, Sarahor et Mra nous accompagnaient. Ils voulaient assister à cette rencontre mémorable et à la libération des captifs.